Kery James : Les mots à vif abonné

Cela fait vingt-cinq ans que le rappeur arpente les scènes, de concert et aujourd’hui de théâtre, distillant ses mots comme autant d’uppercuts. Colonisation, République, religion… L’artiste engagé frappe là où ça fait mal. Et ça tombe bien, c’est le sens de l’art, celui des mots et du phrasé qu’il manie avec finesse et justesse et qui a fait de lui l’un des meilleurs auteurs du rap français. Rencontre.

Par Dominique Primault— Publié le 15/12/2017 à 09h08

image

Vous avez participé, avec d’autres artistes, au concert « Agir en scène » clôturant la campagne Stop pauvreté, lancée par ATD Quart Monde. Agir en scène, c’est un titre qui vous va bien, non ?

C’est un titre qui me parle, oui. J’ai toujours considéré qu’en prenant la parole, on prenait une responsabilité. Les artistes sont censés interroger la société, à défaut de la faire bouger. C’est inhérent à notre activité, c’est en tout cas comme ça que je la vois. Agir en scène, bien sûr que ça me parle.

Et vous, vos interpellations se sont très vite portées sur le racisme, les injustices sociales, les inégalités… Quel a été le déclic pour traiter ces sujets à travers votre musique ?

KeryJames3-webJe l’ai fait d’abord par mimétisme. Mon premier disque est sorti en 1992, il y a vingt-cinq ans. Mais j’ai écrit mes premiers textes vers 12-13 ans. Les grands de mon quartier [Kery James a grandi à Orly] faisaient du rap et surtout du rap engagé. Je voulais faire comme eux, naturellement. Mon premier texte s’appelait « Halte au racisme » ; mon deuxième, « Je ne veux pas aller au service militaire » [sorti sur l’album de MC Solaar sous le titre « Ragga Jam »] ; le troisième « La vie est brutale ». Mais après cette phase d’imitation, j’ai été convaincu par la force des mots et je suis resté sur cette voie. C’était aussi la voie qui dominait dans le rap à l’époque et notamment aux États-Unis. J’avais la chance de saisir quelques bribes de langue anglaise. J’écoutais les textes de Public Enemy [illustre groupe new-yorkais de rappeurs militants], l’un des groupes qui m’a le plus influencé. Je ne comprenais pas tout mais je saisissais suffisamment de mots pour pouvoir interpréter le sens de leurs paroles.

Vingt-cinq ans plus tard, ce sont toujours ces thèmes qui vous inspirent…

Malheureusement, les choses n’ont pas beaucoup changé. J’ai enregistré un album en 1998 qui s’appelle Le Combat continue. Si on sortait les titres de cet album aujourd’hui, on pourrait croire qu’ils ont été écrits en 2017. C’est quand même assez alarmant. Ça ne veut pas dire que je suis en avance, c’est simplement que la situation n’évolue pas beaucoup et notamment la vie dans les banlieues. Beaucoup de rappeurs sont pourtant passés à une autre forme de rap.

Lequel ? Celui qui alimente le cliché d’un rap misogyne, qui fait la promotion de la réussite individuelle par l’argent ?
Exactement. Le rap est devenu un outil de propagande pour le capitalisme et le marché. Il a perdu sa saveur revendicatrice depuis des années. Les rappeurs sont dans une espèce d’autodestruction. Je ne me reconnais plus dans cette musique que je n’écoute plus depuis longtemps. En opposition à celle-ci, les gens m’ont souvent associé au rap conscient. Mais le rap conscient, c’est l’essence même du rap. L’autre, on a eu besoin de le qualifier. On a parlé alors de « gangsta rap » et c’est lui qui a pris le pas. C’est inquiétant. C’est une musique qui est beaucoup écoutée par les jeunes. On ne peut pas dire que c’est le seul élément qui va déterminer leur vie sociale mais il y participe énormément. Combien de jeunes m’ont témoigné qu’ils avaient changé de chemin en écoutant un morceau de rap. 

À un moment de sa vie, ce virage peut devenir définitif. Il y a une grande irresponsabilité de la part de rappeurs qui disent : ce n’est que de la musique. Tout le monde se dédouane. Je le répète, chaque fois que quelqu’un s’exprime publiquement, il y a une prise de responsabilité. Les médias, les journalistes, les cinéastes…

Cette responsabilité vous a poussé à créer votre propre association pour soutenir les jeunes en difficulté. Quels sont ses objectifs ?

À travers l’association A.C.E.S. (apprendre, comprendre, entreprendre et servir), on fait du soutien scolaire et du financement d’études supérieures. Ce dernier volet s’est beaucoup développé. J’organise des concerts et je reverse une partie du cachet à un jeune de la ville dans laquelle je me produis pour l’aider à financer ses études. Je ne suis pas seul. D’autres personnes me soutiennent pour pouvoir verser ces bourses. Je fais partie du jury avec des personnalités issues d’autres milieux, universitaire ou associatif. À l’heure actuelle, nous avons aidé une cinquantaine de jeunes et versé environ 80 000 euros, sans toucher aucune subvention.

Depuis combien de temps existe-t-elle ?

Depuis 2008. À l’époque, j’ai écrit un morceau intitulé « Banlieusard », qui est un hymne à la réussite. [Extrait : Regarde c’que deviennent nos petits frères/ D’abord c’est l’échec scolaire, l’exclusion donc la colère/ La violence et les civières, la prison ou le cimetière/ On n’est pas condamnés à l’échec/Pour nous c’est dur, mais ça ne doit pas devenir un prétexte/Si le savoir est une arme, soyons armés, car sans lui nous sommes désarmés] Je considère qu’une chanson, c’est un engagement citoyen. Je le clame haut et fort, mais je sais aussi que des gens ont pu penser que tout ça, ce n’est que des mots, que des paroles en l’air. J’ai voulu les ancrer dans quelque chose de plus réel et alors j’ai créé cette association. Je suis persuadé que c’est la façon la plus efficace d’aider ceux que je représente. L’éducation est le moyen le plus sûr de changer de classe sociale, même si ensuite tout n’est pas facile pour autant. Il existe une discrimination à l’embauche qu’on ne peut pas nier. Et les jeunes de banlieue ne souhaitent pas et ne deviendront pas tous footballeurs, acteurs ou chanteurs.

L’émancipation passe par l’éducation ?

C’est marrant que vous me posiez cette question. L’émancipation, c’est le premier mot de ma pièce de théâtre, À vif. Bien sûr, l’émancipation, l’élévation… Être cultivé, c’est un des moyens les plus efficaces pour être respecté. Parler la langue française, la maîtriser, c’est essentiel.
Ça me fait penser à deux choses qui sont passées relativement inaperçues ces dernières semaines. Thierry Ardisson a reçu sur son plateau un jeune rappeur, Vald. Il lui a dit en substance : « Vous, vous n’êtes pas un rappeur comme les autres. Vous êtes blanc, vous ne faites pas de muscu et vous savez que le verbe croiver n’existe pas ». Idem avec Éric Zemmour, qui, dans la même période, dit d’Omar Sy qu’entre « Trappes [où l’acteur est né] et Hollywood, ce dernier n’a pas eu le temps de maîtriser la langue française ». Ces clichés du jeune de banlieue inculte passent comme ça, à la télévision. On s’y fait insulter et personne ne réagit.…

Pour continuer de lire cet article, vous devez être abonné.

s'abonner

Déjà abonné ? Connectez-vous