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« Il n’y a pas de liberté démocratique dans le travail »

Publié le 02/02/2024

Sociologue belge de Louvain et Harvard, Isabelle Ferreras éclaire par ses travaux la nécessité de démocratiser les entreprises. Intellectuelle engagée, elle a décidé de diffuser la pensée académique sur ce sujet à travers une bande dessinée à la fois érudite et humoristique.

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Pourquoi faut-il démocratiser l’entreprise ? Pourquoi est-ce une urgence selon vous ?

Les travailleurs témoignent d’une faim démocratique. Ils expriment le besoin de peser sur les décisions qui concernent leur vie au travail. De plus, avec la crise écologique et la nécessaire transition à opérer, il y a urgence à leur donner une place plus importante face à des actionnaires qui sont davantage préoccupés du profit à court terme.

C’est une revendication hyperlégitime qui ne devrait pas nous étonner. Nous vivons en démocratie et nous sommes dans un cadre culturel où l’on pense que le citoyen doit donner son avis, doit participer à la vie de la cité. Pourtant, dans le monde du travail, c’est encore l’inverse. Le travailleur a beau être au cœur de la machine, il n’a pas son mot à dire. Il n’y a pas de liberté démocratique dans le travail. Dans notre ouvrage, nous montrons le lien historique entre l’esclavage et le contrat de travail, nous montrons d’où vient cette idée que le travailleur n’est pas maître de lui-même.

Cette absence de liberté dans l’entreprise ne fait pourtant pas vraiment débat dans les pays démocratiques…

  Oui, c’est une situation considérée souvent comme normale, « naturelle », alors qu’il s’agit de la conséquence de décisions prises dans le passé qui peuvent être remises en question. D’autant qu’il y a un besoin urgent de recréer une capacité politique à agir sur le présent et l’avenir. On le voit à travers la crise écologique mais aussi à travers la crise démocratique qui affectent nos États. Nos États sont devenus des nains politiques face à des entreprises transnationales qui se jouent des frontières. Les salariés ne peuvent que constater l’impuissance des politiques, qui font des promesses mais
ne parviennent pas à les tenir.

Ce que nous souhaitons réaffirmer, c’est que cette situation n’est pas une fatalité, qu’il est possible de reprendre le contrôle politique démocratique, en particulier en instaurant plus de démocratie dans ces entreprises pour faire face à un despotisme du capital.

 L’idée est de reconnaître aux travailleurs le même droit que celui dont bénéficient les actionnaires : le droit collectif de valider les décisions de l’entreprise, ou pas.

Vous faites le lien entre démocratie dans l’entreprise et démocratie dans la société ?

  Le renforcement de la démocratie politique passe nécessairement par une démocratisation du champ économique. Cela nous plonge dans une histoire longue, celle que le mouvement syndical a portée : faire en sorte que le travailleur devienne citoyen dans l’entreprise. En France, il y a eu des conquêtes syndicales très importantes. Sur des enjeux comme la sécurité, la santé, l’hygiène ou l’organisation du travail, il y a une capacité d’action syndicale, mais le périmètre reste encore bien trop restreint. Nous proposons que les travailleurs pèsent au moins autant que les détenteurs de capitaux sur l’ensemble des décisions prises dans l’entreprise.

Ce lien entre démocratie politique et démocratie dans l’entreprise vous conduit à proposer le bicamérisme dans la sphère économique. Vous pouvez développer ?

 L’idée est de reconnaître aux travailleurs le même droit que celui dont bénéficient les actionnaires : le droit collectif de valider les décisions de l’entreprise, ou pas. En France, il n’y aurait même pas besoin d’inventer de nouvelles structures. Il suffirait que le CSE ait le même droit que le conseil d’administration, comme deux chambres chargées de contrôler le pouvoir exécutif. Cela changerait profondément les rapports de force, donc les priorités des directions et leur intérêt pour les préoccupations de ceux et celles qui travaillent.

Ce modèle paraît très utopique, non ?

 La clé est de penser transition démocratique. Quels pas concrets pour avancer dans cette direction ? Cette transition démocratique pourra même aller jusqu’au rachat de l’entreprise par ses salariés, qui décideraient de se passer des actionnaires, permettant ainsi la transformation de l’entreprise en coopérative de travailleurs et augmentant ainsi la taille du secteur de l’économie sociale et solidaire.

Ce que nous montrons dans notre ouvrage, c’est que le système capitaliste actuel (c’est-à-dire le système qui donne le pouvoir aux seuls détenteurs de capitaux) ne permet pas de répondre au double enjeu démocratique et écologique auquel nous devons faire face. Miser sur la démocratie apparaît comme un moyen autrement plus efficace et, au fond, bien moins farfelu, ou utopique, qu’il pourrait en avoir l’air !

Propos recueillis par jcitron@cfdt.fr

© FNRS Louvain-Harvard