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Preuve de la discrimination : la communication d’éléments nominatifs peut être ordonnée par le juge !

Publié le 13/06/2023

Une fois encore, la Cour de cassation rappelle qu’en cas de de suspicion de discrimination (ici syndicale), le juge peut ordonner  la communication de bulletins de paie de salariés sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile (CPC). La Haute Cour ajoute que l’employeur refusant de communiquer les éléments nécessaires à une comparaison utile s’expose à devoir verser l’article 700 du CPC. Cass.soc.01.06.2023, n°22-13.238.

Accéder à la preuve est ô combien difficile, et plus encore lorsqu’il est question d’établir une discrimination : tous les moyens sont bons pour y parvenir !  Aussi, l’article 145 du CPC est utile et même vivement recommandé pour faciliter la preuve d’une discrimination, peu importe que la charge de la preuve au fond soit déjà aménagée (1).

Pour rappel, l’article 145 du CPC permet de saisir le juge afin d’obtenir des éléments permettant d’établir la discrimination, avant toute procédure au fond devant le conseil de prud’hommes. Ces éléments peuvent être nominatifs à la condition d’être indispensables à l’exercice du droit à la preuve et proportionnés au but recherché (2).  

C’est ce que l’employeur va ici contester…

 

Que prévoit précisément l’article 145 du CPC ?
Cet article permet à toute personne de demander au juge, sur requête ou en référé, et avant tout procès, d’ordonner les mesures d’instruction nécessaires en vue de conserver ou d’établir la preuve de faits dont pourrait  dépendre la solution du litige. Attention : pour être acceptée, cette demande doit reposer sur un motif légitime !  

Des représentants du personnel veulent prouver qu’ils sont victimes de discrimination syndicale…

Plusieurs représentants du personnel d’une même société soutiennent faire l’objet d’une discrimination syndicale. Pour obtenir la preuve de cette discrimination, ils décident de saisir le CPH afin d’obtenir des informations permettant d’évaluer leur situation au regard de celle des autres salariés placés dans une situation comparable.

Cette demande est une première fois refusée par la cour d’appel. Mais ce refus va être remis en question par la Cour de cassation au motif que la demande d’instruction ne peut être écartée uniquement en raison d’un grand nombre de documents demandés. Les parties vont alors être renvoyées devant une autre cour d’appel.

Quant à la cour d’appel de renvoi, elle va accepter le recours à l’article 145 du CPC et ordonner sous astreinte la communication d’éléments nominatifs, nombreux et précis, concernant l’évolution salariale et professionnelle de collègues placés dans une situation comparable.

L’employeur va former un nouveau pourvoi car, selon lui, la cour d’appel n’a pas expliqué en quoi cette communication était indispensable à l’exercice du droit à la preuve de la discrimination alléguée par le demandeur et proportionnée au but poursuivi.

Il n’y a pourtant aucun doute pour la Cour de cassation qui valide la décision de la cour d’appel et rappelle le rôle du juge en cas de saisine dans le cadre de l’article 145 du CPC.

Droit à la protection des données personnelles versus droit à la preuve

Dans un premier temps, la Cour de cassation rappelle que le juge, qui a un rôle actif, doit effectuer un contrôle de proportionnalité entre le droit à la protection des données personnelles et le droit à la preuve.

En effet, le droit à la protection des données à caractère personnel n’est pas un droit absolu ! Il doit être « considéré par rapport à sa fonction dans la société et être mis en balance avec d’autres droits fondamentaux, conformément au principe de proportionnalité » (3).

Et le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie personnelle, à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi (4).

Les vérifications à effectuer d'office par les juges

La Cour de cassation explique ensuite la manière dont le juge doit articuler l’ensemble de ces principes lorsque le demandeur fait une demande de communication de pièces sur la base de l’article 145 du CPC.

Il doit d’abord rechercher :

- si cette communication est nécessaire à l’exercice du droit à la preuve de la discrimination alléguée et proportionnée au but poursuivi ;

- s’il existe ainsi un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige ;

Puis, si les éléments dont la communication est demandée sont de nature à porter atteinte à la vie personnelle d’autres salariés, il doit vérifier quelles mesures sont indispensables à l’exercice du droit à la preuve et proportionnées au but poursuivi - au besoin en limitant ces mesures aux éléments indispensables à l’exercice du droit à la preuve.

En l’espèce, les juges du fond ont bien effectué cette double recherche et suivi les conditions d'application de l’article 145 du CPC.

Pour la Cour de cassation, la cour d’appel a pu estimé souverainement que le motif est légitime en raison de l’évolution de carrière très lente constatée et du fait que les salariés, malgré leurs nombreuses démarches, n’avaient pas pu obtenir les éléments de comparaison.

Car seul l’employeur détenait les éléments permettant d’établir une éventuelle discrimination syndicale. L’atteinte à la vie privée était ici proportionnée au but poursuivi : pour effectuer une comparaison utile, il fallait avoir accès à des données précises.

À retenir ! Les défenseurs syndicaux ne doivent pas hésiter à se saisir de cette solution de la Cour de cassation et de l’article 145 du CPC quand ils sont en difficulté pour établir des éléments de preuve.
De leur côté, les conseillers prud'hommes doivent autoriser cette procédure spécifique dès lors que les conditions de mise en œuvre sont respectées.

Condamnation à l’article 700 du CPC en cas de refus persistant de l’employeur

L’employeur a également reproché à la cour d’appel de ne pas avoir motivé sa condamnation à l’article 700 du CPC alors qu’il s’agit d’une simple demande de mesure d’instruction et qu'il ne peut donc être considéré comme la partie perdante (5).

Pour la Haute Cour, le refus persistant de l’employeur justifie à lui seul cette condamnation. En effet la cour d’appel a retenu que ni l’intervention du syndicat auprès de la direction et les réunions qui ont suivi, ni la saisine du Défenseur des droits et de l’inspection du travail, ni une mise en demeure, n’avaient permis aux salariés d’obtenir de l’employeur les documents nécessaires à faire valoir leurs droits dans un procès à venir.

 

Que dit l’article 700 du CPC ? Cet article permet au juge de condamner la partie perdante, au profit de l'autre, à verser une indemnité destinée à couvrir l'ensemble des frais non compris dans les dépens.
Dans tous les cas, le juge tient compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d'office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu'il n'y a pas lieu à ces condamnations.

 

(1) Cass.soc.22.09.21, n°19-26.144.

(2) Cass.soc.08.03.2023, n°21-12.492.

(3) Point 4 de l’introduction du règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016, relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données (RGPD).

(4) Articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, article 9 du code civil et article 9 du CPC.

(5) Articles 696 et 700 du CPC.

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